Républicain-Lorrain "Arrêtez de faire la cour à Serge Gainsbourg!"

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  • Author: Gerard Fénéon
  • Publication: [unknown date, maybe 1986] Républicain-Lorrain

Arrêtez de faire la cour à Serge Gainsbourg!

Nous avons visionné son dernier film; observé sa fille; écouté sa sinistre poésie. Ceux qui prennent Gainsbourg pour Baudelaire ne doivent pas être très littéraires. On devrait encourager le beau Serge à faire sa musique plutôt que son cinéma.

Jusqu'à maintenant Gainsbourg était un cas? Aujourd'hui, il devient un problème. Autrefois il était intéressant. Maintenant, il devient encombrant. La faute n'en revient d'ailleurs pas à lui-même, mais à tout ce parisianisme ronflant (à cette littérature "capitale"), qui entoure le maître, ses borborygmes, ses rôts et ses sueurs, de mille mots trompeurs.Les caméras de télévision lèchent ses postillons à longueur d'émissions. Nos beaux animateurs, les Sabatier, les Drucker et tous les robots "intervieweurs", bien propres, bien peignés, dans leurs costumes croisés, brandissent leurs micros aseptisés dès que le brave Gainsbarre lache un pet. Par procuration, ils s'encanaillent quand Serge se débraille.

Attention! pas de confusions. N'allez pas vous imaginer que je vais déverser ici un fiel réactionnaire sur le dos de ce compositeur assez extraordinaire. J'aime Gainsbourg et quelques uns des murmures emposonnés qui suintent de son coeur lézardé. Je comprends la bataille-pagaille qu'il mène, dans des brumes alcoolisées, pour arracher de son miroir sa propre image torturée. J'aime la façon dont il parle de Velasquez, de Delacroix, des Primitifs, et de son père qui l'a sauvé de la milice française en une époque troublée: "Papa était musicien... un homme affable, intègre... il avait un piano magique qui a bercé chaque jour de mon enfance... je crois que j'ai perçu les sons de mon père avant de venir au monde."

J'aime enfin sa musique qui reste ensorcelante dans sa dernière mise en scène intitulée Charlotte for ever. Quant au film sur lequel on déverse, aujourd'hui, des flots de commentaires déplacés, c'est une autre affaire! Avec un certain brio, Gainsbourg y étale une forme de gâtisme intellectuel qui fait peur à voir. Et l'on voudrait nous faire prendre cela pour une grande inspiration existentielle.

Or, devant ses propres caméras, pour les besoins du scénarion, il s'étale lui-même, en héros désespéré, avec ses obsessions et son stress, esthétiquement caricaturés. Il se lèche l'égo. Il se pourlèche les babines de sa propre bave. Comme si l'on pouvait encore choquer le bourgeois il vômit à l'écran plusieurs fois. Les deux doigts sur la langue (pour bien accentuer l'effet) il fait givcler sa bile, en gros plan, dans un lavabo raffiné. Il vous urine, aussi, sur le nez, ou presque, avec des images prises en contrebas au niveau des cuvettes de WC. Avec insistance, il répand sa morve et ses larmes dans sa barbe mal rasée. "Ce sont des petits détails réalistes pour la crédibilité du sujet" me direz-vous afin de l'excuser.

Mais non! Moi, je vois ça autrement! Il se paie, au cinéma, toutes les outrances qu'il n'a pas encore pu étaler à la télévision. C'est l'escalade dans le spectacle d'une déchéance inspirée, ou d'une intelligence déboussolée. Il essaye de vous faire croire qu'il y a du génie sous chacun de ses jurons et une fulgurante poésie dans chacune des ironies qu'il fait gicler entre deux élans de tragédie. Il croit avoir inventé la vérité du verbe et la franchise nue. Il croit avoir trouvé l'absolu dans l'exaspération... alors que le cinéma regorge de ces expressions-là depuis Le dernier Tango à Paris; alors que les réalisateurs français ont utilisé depuis longtemps cette jubilation de pissotière.

Le pire n'est d'ailleurs pas là. Le pire c'est que Gainsbourg, livré à ses démons, veut aussi nous faire croire qu'il prend ses distances avec Dieu, avec l'amour, avec la mort. Mais il oublie de prendre ses distances avec lui-même. Il se regarde constamment le nombril comme s'il y avait du Johnny Walker ou du Black and White dedans. Il exhibe, avec délectation, ses noirceurs, comme il exhibe d'ailleurs les douceurs de sa fille. Gainsbourg reprend ses esprits dès qu'elle est concernée.Il tourne autour d'elle avec tendresse en effet. La petite Charlotte arrive à être touchante et rayonnante dans cette atmosphère suicidaire. L'inceste contrairement à ce qu'on laisse entendre n'est pas au coeur du sujet. Malheureusement le drame intime qu'il décrit à l'écran (et dont il veut nous faire partager les tremblements), finit par nous laisser complètement indifférents. Les artifices de sa mise en scène sont tellement exaspérants qu'on a envie de quitter la salle juste au moment où il devrait nous boulverser. Tout, dans ce film, n'est que prétexte à engager, avec sa fille, un discours bien cru dont il a le secret. Et il se lance dans ces histoires très "cul-turelles". Il développe allègrement sa philosophie du bas-ventre. Il nous instruit dans son art de vivre au raz de la braguette. Pour donner un peu plus de chair au scénario, il s'entoure de deux quinqua génères paumés qui lui donnent la réplique: un homosexuel et un alcoolique qui sanglotent sur leur vie ratée. Il fait pénétrer aussi, dans le film, deux écolières perverses qui trémoussent du derrière. Elles emblent attirées par la lumière noire de Gainsbourg et par son visage de corbeau maléfique. Ambiguïté facile, connue, et mille fois remâchée dans les séquences sulfureuses du 7è art. Il ajoute, à ce méli-mélo, les citations assommantes de ses poètes préférés. Il y aura toujours des critiques fébriles pour vous dire que c'est ça le talent. De grâce, messieurs, arrêtez de faire la cour à Serge Gainsbourg. Arrêtez de mettre ses abandons au même niveau que ses inspirations. Avec vos basses flatteries, vous le poussez à se limiter.

Vous enfermez ce vieux renard dans votre bélante bergerie.