2000.04.27 Libération "Tam Tam man"
Tam Tam man
Rencontre à Los Angeles avec Tosh Berman, fondateur des éditions Tam Tam, qui publient Serge Gainsbourg, Boris Vian et Guy Debord.
Une traduction du roman pétomane de Gainsbourg, Evguénie Sokolov; le texte "original" de la fameuse imposture de Boris Vian, J'irai cracher sur vos tombes; et la première traduction en anglais du livre de Debord, Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici: ainsi se résume jusqu'à présent le frapadingue et francophile catalogue de Tam Tam Books. La raison sociale de cette maison d'édition début de siècle à Los Angeles est sur une colline entre Silver Lake et Glendale. Les livres sont entreposés au sous-sol, mais Tam Tam réside essentiellement derrière les sourcils fournis et rebiquants de Tosh Berman. Berman, 46 ans, a auparavant organisé des festivals de cinéma sauvage 16 mm, et même eu, sur la chaîne "public access", son propre talk-show, Tea with Tosh.
La pièce est grande, blanche et lumineuse. Par la fenêtre on voit un immense pylône électrique. Tout est bien rangé: livres, CD, même les oeuvres d'art, presque exclusivement celles de son père. Au fond du couloir on entend le bruit de la machine à coudre de Luna, son épouse japonaise qui est styliste et couturière. Avec son air d'écroulé à la Pirlouit, sa voix malicieuse, Tosh Berman fait un intellectuel bien singulier. Il n'a pas été plus loin que l'école secondaire, ses seules universités ont des noms à la Andy Warhol comme Liquorice Pizza, Beyond Baroque et Book Soup: une chaîne de magasins de disques; un centre littéraire "non-profit" à Venice; et une librairie sur le Sunset Strip, où il travaille toujours trois jours la semaine. Comme son père, l'artiste Wallace Berman, Tosh est donc angeleno pur jus.
"Mon père était ami avec des tas de gens disparates, Dennis Hopper, Ed Ruscha, Charles Brittin le photographe, Walter Hopps. Toni Basil était une grande amie à lui; elle était chorégraphe et danseuse, faisait tous les beach movies avec Frankie Avalon et Annette Funicello, et c'est par elle que mon père a connu James Brown, Phil Spector et tous ces gens; vous imaginez, moi étant môme je lisais Hit Parader ou KRLA Beat, un jour je vois Brian Jones en couverture, le lendemain il était à la maison... Et j'ai rencontré Duchamp à 5 ans..."
Wallace Berman est un personnage clé de l'art West Coast des années 50, une sorte de catalyseur. Comme Toni Basil, il figure dans Easy Rider, et aussi sur la pochette de Sgt. Pepper, à côté de Tony Curtis et sous Edgar Poe. Tosh explique: "Encore un truc très sixties, une époque où tout était affaire de connections. Les Beatles, surtout McCartney je crois, sont vite devenus amis avec Robert Frazer, une sorte d'aristocrate qui était le marchand d'art du Swinging London, un type qui s'est très tôt branché sur ce qui se faisait sur la côte Ouest. Il est venu, a sympathisé avec Rusha et mon père et quelques autres, et les a exposés à Londres. Pour les Beatles, ce qui comptait c'était d'être plus hip que les autres, ils n'avaient jamais entendu parler de mon père, mais si Frazer ou Peter Blake, l'artiste de pop art qui a conçu la pochette, leur disait que c'était bien, ça devait être bien! C'est comme ça qu'il y a aussi Terry Southern dessus, et même Larry Bell, un autre artiste de LA encore moins connu."
Si son don principal semble avoir été sa faculté de se lier d'amitié et correspondre avec un nombre invraisemblable de gens aussi différents (il a fait beaucoup de mail art, dans lequel le visage mélancolique de Tosh enfant réapparaît comme une icône), Wallace Berman était aussi un des artistes les moins visibles de LA. Après sa fameuse exposition en 1957 à la Ferus Gallery, fermée par deux officiers du LAPD pour "obscénité" et attentat à la religion, Wallace Berman n'exposera plus de tout le restant de sa vie. Avant ça, quand il habitait Beverly Canyon, il exposait, en plein air, dans une cabane qui avait été incendiée. Ensuite il avait emmené sa famille habiter Topanga Canyon, notoire pour sa faune hippy. Tosh n'en a pas un souvenir bien fameux ("tous ces utopistes étaient surtout des fachos-machos sous le vernis"), mais surtout parce que c'est là que son père s'est tué en voiture, à l'âge de 50 ans, le jour de son anniversaire (18 février 1976). Tosh admet ne s'en être jamais remis, mais n'attribue pas à cette perte son apparent manque d'ambition.
"Je n'ai pas été à l'école parce que rien ne m'y poussait. Je suis aussi beaucoup moins rebelle que mon père, qui lui était quasiment délinquant juvénile, forcé de s'engager dans la Navy, viré de la Navy, viré de Chouinard [école des Beaux-Arts réputée ici], viré de partout. Et il avait cette présence fantomatique, n'enseignait pas, ne donnait pas d'interviews tout en connaissant tout et tout le monde. C'est de cette curiosité que j'ai héritée, ce besoin de faire se mélanger les catégories, péter les cloisons. Si vous regardez mes choix pour Tam Tam, ils peuvent paraître disparates [!], mais il s'agit d'individus qui travaillaient sur leur culture ambiante, qui avaient plusieurs casquettes." Vian était écrivain, traducteur, parolier de chansons, chanteur, musicien. Gainsbourg (que Tosh prononce invariablement "Gainsborough") était chanteur, métisseur, agent provocateur, etc. Debord était... (Tosh réfléchit) "essayiste, critique de son temps, cinéaste. Il n'était pas chanteur pop, remarquez, c'est dommage!"
En fait, Tosh Berman ne savait pas grand-chose sur Debord avant de démarrer Tam Tam. Encore moins sur Gérard Lebovici. Ne parlant pas français, il doit attendre qu'on lui livre les traductions pour découvrir ce qu'il publie ("j'ai hâte!"). C'est son voisin qui traduit Debord. Quant au Gainsbourg, la parution (l'année dernière) a été retardée de plusieurs mois parce que Beck (qui habite dans le coin et travaillait un temps chez le disquaire local, Rockaway) avait promis d'écrire la préface. Tom Recchion, qui lui fait ses couvertures, est un graphiste qui il n'y a pas très longtemps supervisait encore les pochettes de Warner Bros Records.
Mais où rencontre-t-il tout ce monde-là? "Sur l'Internet", répond notre homme avec candeur, "tout comme les livres qui excitent ma curiosité. Et puis il y a le magasin, Book Soup, je demande toujours aux gens pourquoi ils achètent ce qu'ils achètent." De façon aussi désarmante, il révèle qu'il a effectué tous ses achats de droits par le Bureau du livre français à New York ("à des prix très raisonnables"). Les livres, eux sont chers, peut-être pas anormalement pour ce genre de "niche publisher". Tosh vend aussi bien par Amazon que Barnes and Noble, ou des circuits comme Tower Records. Il est étonné des commandes extrêmement précises et au compte-gouttes des "libraires.com" et il avoue apprendre encore beaucoup sur le tas, regrettant les erreurs de tir et les coquilles, sans toutefois se décourager. Chaque livre lui coûte environ 10'000 dollars à produire. Il veut faire écrire une biographie des frères Russell (du groupe Sparks) et pense continuer avec Vian, qu'il a découvert par le Japon grâce à sa femme et aux voyages annuels qu'il y fait. C'est aussi le Japon qui l'inspire dans ses choix: "Leur manière de tout rééditer ou conserver de la culture européenne, surtout française. Et puis Vian est assez proche des nouvelles que j'écris; enfin, sans comparaison, mais la sensibilité est proche. En tous cas, jamais je ne songerais à publier mes propres trucs sur Tam Tam. ce sont deux activités complètement séparées dans ma tête; le même ego, oui, mais ça ne sort pas par le même bout."
Sur Wallace Berman, voir l'excellent Support the revolution, monographie publiée par l'Institute of Contemporary Art d'Amsterdam.